Paris/Bagdad : De la sous-traitance judiciaire

On vient de l’apprendre : quarante-sept des cinquante-et-un djihadistes français prisonniers dans le nord-est syrien depuis plus de six ans ont été transférés en Irak au début du mois d’août. Nul ne sait si les quatre Français manquants sont décédés ou toujours prisonniers en Syrie. À moins qu’ils aient recouvré leur liberté à la suite de l’assaut par Daech, en janvier 2022, de la plus importante prison du nord-est syrien. À Paris, le Parquet national antiterroriste prend soin d’imputer ce transfert à « une décision prise entre deux autorités étrangères, l’Irak et le Kurdistan syrien », écartant de facto toute intervention, même indirecte, de la France. Et pour cause : réalisés dans le plus grand secret, ces transferts ne sont pas sans rappeler celui de 2019, au cours duquel onze djihadistes français furent torturés.

« L’implication de la France me paraît crédible, si ce n’est très crédible, au regard des éléments qui m’ont été apportés, aussi bien les récits des djihadistes présumés à leurs familles et avocats, qui disent avoir vu des officiels français lors de leur transfert, que ceux de plusieurs sources sans rapport entre elles en Syrie et en Irak », assurait alors Agnès Callamard, rapporteuse spéciale de l’ONU sur les exécutions extrajudiciaires. Et de souligner l’illégalité d’un tel transfert, contraire aux engagements internationaux de la France, l’Irak pratiquant la torture et appliquant la peine de mort.

Dans son avis du 28 janvier 2020 publié au journal officiel, l’Assemblée plénière de la Commission nationale consultative des droits de l’homme avait dénoncé à la quasi-unanimité de ses membres un « transfert vers l’Irak contraire au principe de non-refoulement vers un pays pratiquant la torture [et] sans aucune base légale ». La CNCDH considérait alors que la France « aurait dû empêcher le transfert de ses ressortissants » et appelait « les autorités nationales à prendre les dispositions nécessaires afin d’éviter la réitération de transferts illégaux ».

Les onze djihadistes français ont été condamnés à mort entre mai et juin 2019 (peine commuée en perpétuité quelques mois plus tard) à l’issue de procès inéquitables et expéditifs, comme l’a dénoncé la CNCDH au sein de ce même avis : « D’une durée excessivement brève, de trente minutes au maximum, ces procès, dépourvus d’aucune véritable instruction préalable, ne respectent les principes ni du procès équitable, ni de l’individualisation des peines. Les droits de la défense sont inexistants, faute notamment pour les avocats, la plupart du temps commis d’office, de disposer des pièces du dossier et de pouvoir s’entretenir avec leur client autrement que quelques minutes avant l’audience. De plus, ces avocats ne plaident que rarement, et quand c’est le cas, très brièvement. Quant aux accusés, confrontés à de graves difficultés liées notamment à leur méconnaissance de la langue arabe, ils n’ont droit à la parole que pour de brefs instants. Cet élément est d’autant plus préoccupant que les aveux seraient extorqués sous la torture, pratique courante en Irak, puis utilisés par les juges irakiens comme unique moyen de preuve. En outre, ces procès se déroulent en l’absence des victimes et sans que l’accusation soit étayée par le moindre témoignage. » Conséquemment, la CNCDH exhorta le gouvernement à rapatrier ses ressortissants français. Six ans plus tard, aucun rapatriement n’a eu lieu, et les quarante-sept djihadistes français fraîchement transférés attendent désormais d’être condamnés à mort ou à la réclusion criminelle à perpétuité en Irak.

L’accord de mars 2025 conclu entre Damas et les Forces Démocratiques Syriennes (FDS) prévoit pourtant expressément le transfert de la gestion des camps et des centres de détention au régime syrien. En guise de transfert, les FDS et la coalition internationale ont préféré l’Irak, et n’ont vraisemblablement aucune envie de voir les djihadistes français tomber entre les mains du nouveau régime. On le comprend : le président syrien par intérim, alias Mohammed Al-Joulani, qui a constitué son réseau djihadiste dans les prisons irakiennes et notamment dans celle, célèbre, d’Abou Ghraib, risque fort de se montrer trop magnanime.

En droit, rappelons que le nord-est syrien n’est pas un État souverain, qu’aucun mandat d’arrêt ne peut être notifié ni exécuté sur ce territoire, et qu’aucun jugement digne de ce nom ne peut être rendu. Rappelons aussi que Bagdad a récemment signé des accords avec vingt-deux États en vue de rapatrier vers leurs pays d’origine les étrangers prisonniers en Irak. La France n’a pas, à ce jour, confirmé qu’elle en faisait partie.

Sous le contrôle de la coalition internationale, Bagdad vide donc ses prisons pour mieux les remplir. Mais jusqu’où, et en échange de quoi ? Les mères et leurs cent-dix enfants retenus dans le camp Roj vont-ils rejoindre les deux Françaises qui, condamnées à vingt ans de réclusion criminelle à Bagdad, survivent depuis sept ans dans une prison de haute sécurité où s’entassent femmes et enfants de toutes nationalités ? Toutes deux aussi sont judiciarisées en France et sous le coup d’un mandat d’arrêt international français.

La sous-traitance de la judiciarisation des djihadistes français par l’Irak est l’aveu d’une défiance et d’une absence totale de confiance en nos institutions. Elle est surtout un signal extrêmement dangereux envoyé au terrorisme : l’État de droit ne serait pas suffisamment fort pour le combattre.

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