Article 122 : le 49.3 de Bruxelles, ou le saut fédéral tant attendu ?

La Commission européenne a annoncé le 12 décembre qu’elle mobilisait l’article 122 pour geler indéfiniment les avoirs russes immobilisés sur le sol européen (la majeure partie est bloquée chez Euroclear, en Belgique), alors que jusqu’ici il fallait renouveler cette décision tous les six mois à l’unanimité. Qui connaissait cet article du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne ?[1]

L’article 122, fait pour réagir « en cas de difficultés d’approvisionnement », avait été redécouvert et mobilisé pendant la crise énergétique de 2022 : il avait alors servi à limiter le prix du gaz et à contourner la lenteur du processus législatif ordinaire. Nécessité faisait alors loi, et puisque tout le monde était d’accord, pourquoi s’en plaindre ? On y avait vu une soupape utile. L’usage que la Commission vient d’en faire va bien au-delà. En décidant de geler indéfiniment les avoirs russes déjà gelés depuis le début de la guerre en Ukraine, elle transforme un outil d’urgence en instrument politique permanent. Et surtout, elle agit seule, sans conseil ni parlement. Il faut dire que l’enjeu est phénoménal : rien de moins que la réponse européenne aux actions de guerre hybride que mène la Russie. En maintenant le gel, l’Union européenne se donne la possibilité de les mobiliser ensuite pour l’Ukraine (décision attendue pour le 18 décembre). Il était temps que l’Europe se dote d’une ambition claire : le plan de paix de Trump (heureusement remanié) ne s’embarrassait de pas grand-chose, et prévoyait d’utiliser ces milliards gelés sur le sol européen pour des investissements conjoints avec la Russie sur le dos de l’Ukraine[2].

Juridiquement et politiquement, que penser de cette utilisation de l’article 122 ?

– D’abord que, sur le plan juridique, la manœuvre est pour le moins créative, voire fragile. L’article 122 évoque une « solidarité » entre États membres et fait mention d’entraide en cas de crise énergétique ou économique. Mais cela ne semble pas recouvrir les renouvellements de sanction de pays tiers, encore moins les gels de réaffectations de centaines de milliards d’euros provenant d’actifs détenus par une puissance étrangère. Là où le traité ne prévoyait qu’une coordination entre États, la Commission européenne s’arroge un pouvoir décisionnaire décisif. La Cour de Justice de l’Union européenne aura certainement à trancher. Mais plus tard.

– Relevons également que, contrairement aux questions énergétiques de 2022, le consensus politique n’est pas là. S’il se dégage bien une nette majorité pour que la Commission européenne agisse ainsi, des voix contraires se font entendre. Ainsi la Hongrie d’Orban menace-t-elle régulièrement de cesser de voter le renouvellement de ces sanctions. La Slovaquie pourrait se rallier à une position pro-Kremlin. La république tchèque soutient le principe des sanctions mais n’est pas prête à endosser les garanties que demande la Belgique pour voir ces actifs russes mobilisés au profit de l’Ukraine. La Belgique, enfin, n’a rien contre le fait que ces avoirs soient gelés, mais s’inquiète intensément de la possible et attendue confiscation de ces avoirs russes pour les affecter à l’Ukraine. L’unanimité n’est plus de mise. Des États n’auront pas leur mot à dire. Et ne parlons même pas du Parlement européen : celui-ci n’a guère d’outils à sa main, hormis une très hypothétique motion de censure pour s’opposer à cette manœuvre de la Commission. Difficile, dans ces conditions, de ne pas penser à une sorte de 49-3 européen : le contournement de la démocratie au nom de l’efficacité… Toutefois, si l’on est honnête, il faut préciser que le parlement européen est si faible qu’il n’a pas besoin de cet article pour être tenu écarté des grandes décisions de l’Union…

Que l’on permette néanmoins à l’auteur de ces lignes une autre analyse : celle du pro-ukrainien fédéraliste. Alors que les intrusions d’aéronefs et les provocations russes se multiplient, l’Europe a le choix : tergiverser pour finalement renoncer, ou s’engager résolument, non plus seulement pour que l’Ukraine résiste héroïquement, mais pour qu’elle arrache la victoire contre l’agresseur russe. Une victoire de l’Ukraine permettrait aussi à l’Europe de se protéger de l’appétit russe et du risque de guerre – de plus en plus prégnant – que celui-ci fait peser sur le continent entier.

Les plus de 200 milliards d’euros d’avoirs russes gelés en Europe constituent un atout décisif au service de cette victoire. Ces milliards d’avoirs gelés peuvent immédiatement soutenir l’effort de guerre et la reconstruction. Avec cette décision, le message est clair : quand les États-Unis semblent faire le jeu de la Russie, l’Europe ne plie pas, ne faiblit pas dans son soutien à l’Ukraine. L’Union européenne agit trop souvent avec retard sur le dossier ukrainien, affaiblissant nos alliés sur le terrain. Pourtant, elle a déjà démontré sa capacité à surmonter ses réticences initiales et à franchir les lignes rouges qu’elle s’était elle-même fixées. L’Union européenne avait déjà « mué » pendant la crise du Covid, assurant une coordination accrue et des mesures concrètes de solidarité. Et si c’était pour ce genre de moments que l’Europe avait été créée, et pas seulement pour assurer la circulation des marchandises au sein du marché européen ?

Dans ce bricolage juridique, on lit peut-être la naissance d’un pouvoir européen qui s’assume. Une Europe capable d’agir « en son nom », au-delà du patchwork des États. C’est un saut fédéral, non pas proclamé, mais réalisé dans les faits. La Commission, d’ordinaire perçue comme un grand secrétariat bureaucratique, agit ici comme un exécutif politique, avec tout ce que cela implique : la centralisation, la responsabilité… et la tentation de décider seule. L’urgence est désormais d’organiser des contre-pouvoirs efficaces.

[1] « Sans préjudice des autres procédures prévues par les traités, le Conseil, sur proposition de la Commission, peut décider, dans un esprit de solidarité entre les États membres, des mesures appropriées à la situation économique, en particulier si de graves difficultés surviennent dans l’approvisionnement en certains produits, notamment dans le domaine de l’énergie. »

[2] Le plan prévoyait de débloquer ces fonds pour financer la reconstruction ukrainienne sous leadership américain, avec 100 milliards investis dans des projets gérés par Washington (dont 50% des profits pour les États-Unis) et le reste dans un fonds sino-russo-américain. L’Europe devrait contribuer pour 100 milliards supplémentaires.

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