Des enquêtes à n’en plus finir

Le 29 mars 2004, le tribunal d’arrondissement de Vilnius (Lituanie) déclarait le chanteur Bertrand Cantat coupable de « meurtre commis en cas d’intention indirecte indéterminée » au préjudice de sa compagne, Marie Trintignant, décédée le 1er août 2003, et le condamnait à huit ans de prison ferme. Incarcéré le 31 juillet 2003, il bénéficia d’une libération conditionnelle le 16 octobre 2007, mesure qui prit fin le 29 juillet 2010.

Le 10 janvier 2010, Krisztina Rady, ex-compagne du chanteur, était retrouvée morte à son domicile. L’enquête préliminaire conclut au suicide. Trois ans plus tard, l’avocate de François Saubadu, ancien compagnon de Krisztina Rady, déposait plainte contre Bertrand Cantat pour violence ayant entraîné la mort sans intention de la donner. La plainte fut classée sans suite. En avril 2014, la même avocate, agissant cette fois en qualité de présidente de l’association « Femme & Libre », déposait une deuxième plainte du même chef, laquelle sera également classée sans suite. Quatre ans plus tard enfin, en mai 2018, elle déposait plainte pour la troisième fois, sur le même fondement. Cette ultime plainte sera classée sans suite le 4 juillet, au motif que les investigations n’avaient « pas permis de caractériser que le suicide […] était en relation avec des violences physiques ou psychologiques commises sur elle par Bertrand Cantat. »

Quatre enquêtes préliminaires en huit ans, donc, et une réaction ferme de la famille de Krisztina Rady, qui qualifia les plaintes déposées d’« acharnement ». Aucun de ces classements sans suite n’a jamais été contesté à l’époque, comme aucune plainte avec constitution de partie civile n’a jamais été déposée.

À l’été 2025, soit quinze ans après le suicide de Krisztina Rady, le procureur de Bordeaux, Renaud Gaudeul, décide d’ouvrir une cinquième enquête préliminaire après avoir regardé sur Netflix une série sobrement intitulée « De rockeur à tueur » (plus de deux millions de visionnages en trois jours). De quoi satisfaire pleinement la réalisatrice, qui put se réjouir de cette « très bonne nouvelle » et assura – en toute humilité – avoir « fait un travail que la justice n’a pas fait à l’époque ». L’infraction retenue par le procureur ? Celle de « violences volontaires », aggravées par la qualité d’ex-concubin de la défunte. « Je pense que toute personne qui regarde [cette série] se pose des questions. » L’article 40 du code de procédure pénale et la jurisprudence donnent effectivement le pouvoir à tout procureur qui « se pose des questions » de rouvrir une enquête, même sans élément nouveau, à cette condition près que les faits visés ne doivent pas être prescrits. Dans son arrêt du 5 décembre 1972, la Chambre criminelle de la Cour de cassation précise en effet que « le procureur de la république peut, jusqu’à l’expiration du délai de prescription, revenir sur son appréciation première et exercer des poursuites sans avoir à s’en expliquer et sans avoir à justifier de la survenance de faits nouveaux. »

Jusqu’à l’expiration du délai de prescription, donc. Or les faits visés par le procureur sont des faits correctionnels, et se prescrivent après un délai de six ans. Ceux visés il y a plus de dix ans par les trois plaintes postérieures au suicide sont, en revanche, de nature criminelle, et se prescrivent après un délai de vingt ans. Le procureur n’a évidemment pas eu l’imprudence de viser un tel crime, le suicide ayant été dûment constaté à l’issue de l’enquête initiale. Il n’a pas non plus visé l’article 222-33-2-1 du code pénal, qui réprime le harcèlement d’un concubin ou ex-concubin ayant conduit la victime à se suicider, et pour cause : cette infraction n’existe que depuis la loi du 11 juillet 2010, postérieurement au décès de Krisztina Rady. Absence d’infraction, infraction inexistante ou prescrite, peu lui chaut. Il veut d’abord soigner son image et porter haut l’étendard de la défense des victimes de violences conjugales : « Il y a encore un certain nombre d’années, nous n’ouvrions une enquête que si nous avions une plainteLà, vous observez que je n’attends pas d’avoir une nouvelle plainte. » Ni d’écouter la parole de la famille de la défunte. D’autant que les parents ne sont plus en mesure de dénoncer « l’acharnement » qu’ils dénonçaient déjà il y a quinze ans, le père de Krisztina Rady étant décédé, et sa mère, âgée de quatre-vingt-deux ans, souffrant de troubles cognitifs qui ne lui permettent plus de s’exprimer sur ce dossier. Quant à sa sœur, elle a considéré, par la voix de son avocate, qu’il était trop tard : « Après tout ce temps, ça n’a plus de sens. » Plus de sens judiciaire, oui, assurément : le procureur sait pertinemment que le classement sans suite est inéluctable.

À Bordeaux comme ailleurs, des centaines de victimes de violences conjugales attendent que des enquêtes dignes de ce nom soient diligentées. À Bordeaux comme ailleurs, des enquêteurs perdent un temps précieux au détriment de tous ceux qui se heurtent à l’indigence de la justice.

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