Protéger sans écouter, ou la banalisation d’une mécanique judiciaire impersonnelle

Un mercredi d’octobre, chambre à juge unique du tribunal correctionnel de Paris.

Dix dossiers au rôle, ce jour-là. Une audience « peu chargée ». Quelques absents, beaucoup de douleur. Des récits sommaires, des vies fracassées à juger à la chaîne. Ce jour-là comme beaucoup d’autres, on juge les violences intrafamiliales et conjugales. On juge vite. Surtout, on juge seul.

Premier dossier : une jeune plaignante, un prévenu absent mais représenté. Moins d’une demi-heure suffit pour en venir à bout. Un dossier de plus. Au suivant.

Second dossier. Le prévenu, lui aussi, est absent. Et n’est pas même représenté. Faute de volonté, de moyens ? Peu importe. Il est poursuivi pour des violences commises sur ses trois enfants. La mère, présente, suit la procédure depuis trois ans sans en comprendre les tenants et les aboutissants. L’aîné des enfants avait seize ans lorsqu’il a dénoncé ces violences, il en aujourd’hui dix-neuf. Depuis son dépôt de plainte, il a été placé en foyer à la suite d’une décision du juge des enfants. Là, il a trouvé un certain apaisement, ne vit plus dans la peur constante d’être frappé par un adulte. Depuis sa majorité, il bénéficie d’un contrat jeune majeur et vit dans un studio mis à disposition par le département. Il est suivi, accompagné, il avance. Et il a tenu à être présent, dans le prétoire, assis à côté de son éducateur.

La présidente fait son rapport et évoque l’expertise psychiatrique du prévenu : le père de ces enfants est atteint d’un délire paranoïaque ayant altéré son discernement. Une dangerosité psychiatrique est constatée, mais rien n’est perdu. L’expert conclut qu’il est « curable et réadaptable ». Une possibilité de soin donc, et un espoir, même maigre, d’un retour à une parentalité adaptée. Personne ne l’explique, le jeune a le regard vide. Puis la présidente s’adresse au jeune majeur et lui donne la parole. Il répond, d’abord timidement. Il n’a pas vu son père depuis trois ans. La présidente insiste : « Est-ce que vous lui avez parlé ? » Il acquiesce dans un murmure : « Oui, je l’ai eu au téléphone. » Silence. Nouvelle relance : « Et ? » Alors il finit par dire, à demi-mots : « On a pleuré ensemble. Il m’a demandé pardon. » Et puis : « J’aurais voulu qu’il vienne aujourd’hui. Juste pour qu’il reconnaisse ce qu’il a fait. Je veux juste que ça s’arrête, qu’on essaie de reconstruire notre relation ensemble. Ça reste mon père. » Il ne demande ni vengeance, ni oubli. Juste une chance de reconstruire un lien familial endommagé mais dont il considère qu’il n’est pas brisé.

Personne ne réagit. Ni le parquet, ni le siège. La parole tombe, elle est sincère et grave, mais elle se perd dans l’indifférence institutionnelle. Son avocat plaide sobrement. Le jeune homme ne veut ni expertise, ni argent. Il ne réclame qu’un euro symbolique, et peut-être une chance de renouer un lien. Aucun dispositif n’a été envisagé depuis trois ans pour lui permettre de parler à son père dans un cadre sécurisé. Désormais majeur, il ne demande pourtant pas qu’on le protège de ce lien. Il demande qu’on l’aide à le penser.

La procureure prend la parole pour rappeler la gravité des faits et la nécessité de protéger les enfants. Elle requiert une peine d’emprisonnement, ainsi qu’une interdiction de contact avec les enfants pendant deux ans. Deux ans de silence imposé. Elle précise : seuls les mineurs sont visés. L’aîné ne serait pas concerné. Une porte entrouverte ? L’audience se poursuit. Les dossiers s’enchaînent, les souffrances s’accumulent. En fin de journée, la présidente suspend brièvement l’audience pour délibérer, seule, sur les dix dossiers. À la reprise, les décisions tombent, lues rapidement, assez mécaniquement. Pour le père, ce sera un an d’emprisonnement assorti d’une interdiction de contact avec les trois enfants pendant deux ans. Le jeune homme se tourne vers son éducateur, regard perdu : « Ça veut dire que je ne peux plus parler à mon père ? » Personne ne lui répond. La présidente est déjà passée au dossier suivant. Il voulait la paix. Il voulait parler. La justice l’a protégé. Mais elle ne l’a pas écouté.

Abonnement à la newsletter

En cliquant ci-dessous sur "Je m'abonne", j'accepte que Avocats Anonymes collecte et traite mes données personnelles (notamment mon adresse email) dans le but de m'envoyer des communications et des actualités. Je comprends que je peux retirer mon consentement à tout moment en utilisant le lien de désabonnement présent dans chaque email. Pour plus d'informations, consulter notre politique de confidentialité.

Retour en haut