
Au tribunal correctionnel de Bobigny, l’on juge « un réseau tentaculaire de régularisation de sans-papiers, regroupant employés de préfecture, faux avocats et intermédiaires sans scrupules ». C’est en tout cas la promesse de début d’audience d’une procureure appâtée par les perspectives de condamnations lourdes, et qui bataillera trois jours durant pour masquer la triste réalité de ce dossier : pour l’essentiel de piteux profiteurs exploitant l’absurde système des rendez-vous numériques pris par Internet et revendus au marché noir.
J’avais bien travaillé mon dossier. Et avais surtout en tête l’excellent article sur la fabrique institutionnelle des sans-papiers (ici) pour me permettre de ramener l’accusation aux réalités de la vie – à tout le moins aux responsabilités de nos institutions. Le vieil avocat que je suis a connu les files d’attente particulièrement dissuasives devant la préfecture, avec des gens qui n’hésitaient pas à passer la nuit, parfois sous des températures négatives, en attendant que l’on consente à leur remettre le sésame, sous la forme de quelques dizaines de tickets de rendez-vous distribués à l’ouverture des locaux. Et gare si une pièce manquait : il fallait revenir un autre jour – et passer une énième nuit digne des files d’attente de la Russie soviétique. Très vite, s’étaient créés des petits jobs consistant à faire la queue à la place des autres, certains n’hésitant à pas à se faire rémunérer une centaine d’euros pour vous permettre d’arriver seulement vingt minutes avant l’ouverture. Quand on a un emploi, des études, ou qu’on élève seul ses enfants, la perspective de s’épargner une nuit devant le bâtiment René-Cassin était difficilement résistible.
C’est à ce genre de dérives que devait pallier le tout-numérique, à savoir la mise en place, en 2016, d’un système de rendez-vous par Internet qui faisait entrer les services préfectoraux dans le troisième millénaire. Las ! le système saturait, tout le monde n’avait pas forcément accès à Internet, et l’on a ainsi vu de plus en plus de personnes en règle basculer dans l’illégalité au seul motif qu’elles n’étaient pas en mesure d’obtenir un rendez-vous dans les délais du renouvellement de leur titre de séjour.
Un arrêt du Conseil d’État du 27 novembre 2019 avait bien imposé aux préfets de prévoir des modes alternatifs de prise de rendez-vous, mais nos cabinets étaient régulièrement sollicités par des personnes étrangères en incapacité de déposer leur dossier, ce qui nous contraignait à engager des référés uniquement pour obtenir le droit à un examen. Le procès correctionnel en était l’un des symptômes au pénal, mais le parquet s’offusqua que l’on fît le procès des dysfonctionnements de la préfecture, assurant que les choses étaient désormais arrangées.
Ce n’est pourtant pas du tout l’analyse d’Amnesty International qui, dans un rapport accablant publié le 5 novembre dernier, démontre comment la brièveté des titres de séjour, mais aussi la montagne de difficultés pour les faire renouveler en préfecture, « fabrique la précarité » de nombreux travailleurs étrangers légaux. Si les réformes législatives successives visant à rendre de plus en plus complexe la délivrance de titres de séjour sont évidemment pointées du doigt (le Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile a fait l’objet d’une centaine de modifications depuis sa création en 2005), le tout-numérique et les délais de traitement par l’administration ont toute leur responsabilité dans ce grand dysfonctionnement aux conséquences humaines parfois terribles. Vous y lirez les histoires, banales pour les avocats que nous sommes mais révoltantes, de gardes d’enfants, d’employés de restaurant, d’étudiants et d’ingénieurs qui perdent leur logement et leur emploi parce que leur demande de renouvellement n’a pas été traitée avant l’expiration de leur titre de séjour.
Amnesty n’est pas la première organisation à tirer le signal d’alarme. Le 27 mars dernier, dix associations, parmi lesquelles la Fédération des acteurs de la solidarité (FAS) et le Secours catholique, ont déposé un recours devant le Conseil d’État pour « carence fautive » et dénoncé les dysfonctionnements « massifs et récurrents » de l’Administration numérique des étrangers en France (ANEF) – le fameux téléservice lancé en 2020 et au travers duquel sont aujourd’hui délivrés 83 % des titres de séjour. Ce recours faisait suite à deux rapports de la Fédération des Acteurs de la Solidarité et du Défenseur des Droits d’octobre et décembre 2024, aux conclusions parfaitement semblables.
N’en déplaise à madame la procureure, l’État fabrique toujours de l’irrégularité (donc de la précarité) car son administration n’est pas capable d’organiser correctement le traitement de dossiers qu’elle contribue elle-même à emboliser (pour reprendre un terme médical chère aux hauts magistrats du parquet… pour notre part, l’on eut préféré une accusation soucieuse de clamper un système défaillant). Internet, c’est commode pour commander des poupées pédopornographiques lire le blog des Avocats Anonymes, mais un guichet et un traitement humain restent ce qui se fait de mieux pour traiter des situations humaines, trop humaines (comme aurait dit Friedrich qui, gourmandise de l’Histoire, est resté apatride toute son existence).
