Des juges bien trop sages

[Titre emprunté à l’ouvrage Des juges bien trop sages, de Stéphanie Hennette-Vauchez et Antoine Vauchez – Le Seuil]

Alors que la politique migratoire est devenue un instrument de surenchère politique, le Conseil d’État persiste à s’effacer derrière le pouvoir exécutif, renonçant à assumer pleinement son office de juge suprême de l’ordre administratif. La décision n°502722 du 21 novembre 2025, relative à la circulaire Retailleau, en offre une nouvelle illustration, désormais presque routinière.

Depuis plusieurs années, les régularisations collectives ont laissé place à des régularisations au cas par cas, dans le cadre de ce que le droit a baptisé « Admission exceptionnelle au séjour ». Celle-ci est, en principe, réservée aux situations répondant à des considérations humanitaires, ou se justifiant au regard de motifs qualifiés d’exceptionnels. Sans surprise, la plasticité de ces notions a entraîné des pratiques très variables d’une préfecture à l’autre. C’est précisément pour tenter de canaliser ce pouvoir discrétionnaire que fut rédigée la circulaire Valls du 28 novembre 2012, qui visait à baliser l’examen des demandes d’admission exceptionnelle au séjour et à remettre un peu de droit là où l’arbitraire s’installait. Le Conseil d’État avait toutefois pris soin de neutraliser la portée de ce texte en jugeant qu’il ne faisait que « comporter des orientations générales destinées à éclairer les préfets dans l’exercice de leur pouvoir de prendre des mesures de régularisation des étrangers en situation irrégulière, mesures de faveur au bénéfice desquels ceux-ci ne peuvent faire valoir aucun droit », de sorte que les intéressés ne pouvaient « utilement se prévaloir de telles orientations » à l’appui d’un recours pour excès de pouvoir (CE, avis, 14 octobre 2022, n° 462784, 462786, réitérant CE, sect., 4 février 2015, n° 383267, ministre de l’intérieur, dit « Cortes Ortiz »).

Soucieuse de marquer une rupture, la circulaire Retailleau du 23 janvier 2025 est venue abroger la circulaire Valls. Ce texte s’inscrit ainsi dans une logique de durcissement : sous couvert de « maîtrise des flux migratoires » et de «renforcement de l’intégration », il érige de nouveaux seuils pour accéder à l’admission exceptionnelle au séjour, en rehaussant les exigences de durée de présence et de niveau de langue, et en durcissant l’appréciation de la menace à l’ordre public, notamment en invitant les préfets « à porter une attention particulière aux demandes d’étrangers qui n’ont pas satisfait à l’obligation faite de quitter le territoire ». Le texte paraissant évincer une partie du public jusqu’alors régularisable (parents d’enfants scolarisés, conjoints d’étrangers en situation régulière et, plus largement, étrangers durablement insérés par leurs attaches privées et familiales), plusieurs associations ont demandé l’annulation de cette circulaire en tant qu’elle prévoit que l’admission au séjour sollicitée sur le fondement de l’article L. 423-23 du CESEDA (carte « vie privée et familiale » pour les étrangers justifiant de « liens personnels et familiaux en France ») « ne peut être accordée qu’en présence de circonstances exceptionnelles caractérisées ou de considérations strictement humanitaires ».

Par sa décision du 21 novembre 2025, le Conseil d’État a pourtant rejeté le recours formé par plusieurs associations (Cimade, Ligue des droits de l’homme, Gisti, etc.) contre la circulaire de l’ancien ministre de l’Intérieur, qui ajoutait des conditions nouvelles à celles prévues par la loi pour l’admission exceptionnelle au séjour. Fidèle à une pratique désormais bien rodée d’interprétation neutralisante, la haute juridiction a préféré tordre le texte plutôt que le censurer, en considérant que le ministre « n’a pas entendu ajouter des critères à ceux fixés par le législateur […], mais inviter les préfets à privilégier l’examen des demandes de régularisation sur ce fondement pour les étrangers justifiant de liens personnels et familiaux en France. »

Pourtant, précisément parce qu’elle ne s’analyse pas comme une circulaire de régularisation, la circulaire Retailleau renverse la logique originellement plus favorable de l’admission exceptionnelle au séjour. Elle traduit en droit un objectif assumé de réduction des régularisations, qui appelle les services préfectoraux à un examen plus sévère des demandes et fournit depuis quelques mois un support commode pour motiver des refus discrétionnaires. Le résultat, c’est d’abord un cauchemar pour des milliers et des milliers de personnes présentes sur le territoire depuis des années, et une condamnation au statut de sans-papier.

En les condamnant à une forme d’invisibilité administrative, le Conseil d’État ne se contente pas d’entériner un dispositif qui prive les étrangers de toute perspective réaliste de régularisation : en renonçant à censurer des actes qui durcissent l’accès au séjour, il se détourne de son office de gardien des libertés, et accepte de s’affaiblir lui-même comme juge, au profit d’un exécutif dont il accompagne désormais les inflexions les plus restrictives.

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