Des chiffres nuls et vicieux

Les vices de procédure vicient-ils l’État de droit, ou les nullités de procédure révèlent-elles la nullité des commentaires publics ? Début 2025, dans une émouvante concorde, hauts magistrats et politiques vilipendaient les avocats utilisant « les voies de droit au mépris des principes de loyauté et du contradictoire avec des nullités fabriquées » (Frank Rastoul, procureur général à Aix-en Provence), jouant avec « la procédure moins pour protéger les droits que pour tenter, parfois, de contrarier le cours de la justice (Christophe Barret, ibid à Grenoble), et travaillant « non pas à l’innocence de leur client mais à emboliser le processus judiciaire » (Gerald Darmanin, Garde des Sceaux). Cette petite musique a suffisamment infusé l’esprit de nos parlementaires pour que soit votée la disposition dite du « dossier coffre », dans le cadre de la loi de lutte contre le narcotrafic. Cette disposition permet, sous prétexte de sécurité juridique, de dissimuler à la défense un certain nombre d’éléments d’enquête et, ce faisant, de lui interdire de soulever des nullités de procédure.

Contrairement à ce que les débats parlementaires ont pu laisser croire, cette mesure a une portée beaucoup plus large que les gros trafics de drogue, et l’on va certainement la voir se multiplier dans des dossiers très éloignés de la criminalité organisée (prêt illicite de main-d’œuvre, aide à l’entrée et au séjour, blanchiment, importation de biens culturels…). Hormis pour donner aux policiers et aux magistrats la possibilité de violer la loi à l’abri des regards, on cherche encore une justification sensée à cette atteinte inédite à l’équilibre des parties et aux droits de la défense (atteinte qui n’a pas tardé à essaimer dans d’autres procédures, puisqu’il est désormais admis que des pièces d’un dossier soient retirées avant consultation par la défense dans le cadre des débats relatifs à l’affectation dans les quartiers de lutte contre la criminalité organisée – lire à ce sujet, sur ce blog : « L’isolement sans MaPrimeRenov’ »).

Nombre d’avocats (mais peu d’éditorialistes, de politiques et de magistrats, il faut le souligner) ont dénoncé cette dérive, fondée sur le lieu commun des nullités de procédure qui permettraient la remise en liberté, voire la disparition de poursuites engagées contre des individus dangereux. Le discours relatif aux libertés publiques, à la protection des citoyens et à la violence d’État a bien du mal à se faire entendre, face à une communication démagogue relayée par des médias paresseux, si ce n’est complaisants, trop heureux de pouvoir offrir plus de frisson que de réflexion. En effet, à part l’exemple ressassé ad nauseam de la lettre adressée exprès à une adresse erronée, il était impossible d’obtenir des éléments précis sur l’incidence des nullités de procédure en matière pénale.

La mise en parallèle de l’édition 2025 des chiffres clés de la Justice (qui viennent de paraître) avec le bilan annuel de la Cour de cassation est riche d’enseignements sur ce point. Ainsi, on apprend qu’en 2024, 8 478 mis en cause ont échappé à des poursuites grâce à une irrégularité de procédure (être mis en cause n’est pas être coupable, rappelons-le) sur un total de 1 940 006, soit 0,4%. Nous sommes finalement assez loin de l’idée d’un cours de la Justice contrarié ou d’un État de droit menacé par des avocats retors.

Tout aussi révélateur est le taux de cassation en matière criminelle. En 2024, il était de 9,3 % (654 décisions de cassation sur 6 977 pourvois, donc pourvois du parquet inclus). Or, de façon surprenante, il était de 25,6 % devant les autres chambres (2 744 cassations sur 10 704 pourvois). Il s’en déduit, soit que les juges au pénal sont d’exceptionnels juristes par rapport à leurs collègues civilistes, soit que la chambre criminelle de la Cour de cassation s’est donnée pour mission de « sauver » le maximum de procédures (ce qui serait certes faire preuve de mauvais esprit, partagé cependant par une immense majorité de praticiens de la matière selon un sondage au doigt mouillé effectué à la cafétéria des Avocats Anonymes). Rappelons que, contrairement aux procédures civiles, l’adversaire en matière pénale, c’est l’État. Dès lors, on pourrait attendre de la juridiction suprême un contrôle renforcé, non une indulgence à l’égard d’une entorse à la loi commise au nom d’une répression jugée légitime, car la légitimité n’exonère jamais du respect des règles.

En définitive, l’analyse de ces chiffres permet de s’apercevoir que les dispositions législatives attentatoires aux droits de la défense ne sauraient se justifier par une quelconque multiplication des recours. « Annulons les nullités ! », avait même osé une présidente de la chambre de l’Instruction en charge de l’examen des requêtes en nullité. Alors que les moyens d’enquête deviennent de plus en plus intrusifs et les mesures de coercition de plus en plus longues et sévères, il est indispensable que les citoyens puissent se défendre contre des violations de la loi émanant de l’État lui-même. Car c’est là que le sentiment d’insécurité, si cher à nos démagogues, apparaît le plus saillant.

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