Chambre des investigations et des libertés, narcotrafic, narcoterrorisme : « Des mots magiques, des mots tactiques, qui sonnent faux… » (Dalida, Paroles Paroles)

L’ordonnance portant réécriture du code de procédure pénale, visant à simplifier notre procédure conformément aux prescriptions du rapport du comité des États généraux de la justice, a été publiée cette semaine. L’ensemble des interlocuteurs auditionnés dans le cadre de cette consultation (enquêteurs, magistrats, avocats) a souligné l’inadéquation dudit code, devenu « illisible » et « peu praticable » du fait des multiples réformes intervenues depuis sa création il y a presque soixante ans. Son entrée en vigueur est prévue pour janvier 2029.

Pour l’instant, la seule évolution notable est que la chambre de l’instruction (CHINS) va devenir la chambre des investigations et des libertés (CHIL), ce qui nous consolera des heures passées à attendre notre tour. Comme des ados, nous pourrons désormais prétendre « chiller à la Cour » ce qui sera toujours plus acceptable que de perdre son temps à attendre l’escorte, le filtre ou la visio, ou encore le bon vouloir du président qui justifiera l’avancement à 9 heures de cette audience pour laquelle vous deviez comparaître à 13h15, la Cour vous remerciant au passage « d’être bref, compte-tenu de l’heure avancée… ».

Nous aurons une petite pensée pour les confrères qui parlaient encore de la « chambre d’accusation », marquant par là leur entrée dans la profession au siècle précédent. Cela étant, aux moqueries – dont je fus moi-même l’auteur – avait succédé un certain pragmatisme, voire nominalisme, la chambre de l’instruction me semblant effectivement être surtout au service de l’accusation. La teneur des décisions rendues au cours de mon exercice professionnel me convainc « qu’accusation » reflétait plus exactement sa substance (de même que le Parlement essaye désespérément d’imposer l’affichage du Nutri-Score sur les pots de Nutella, on devrait imposer un Liberti-Score sur les portes des salles d’audience – avec un bon E pour la CHINS de Versailles ! mais mon démérite m’aveugle sans doute…).

La décence qui sied au présent blog m’interdit d’exprimer en termes crus ce que m’inspire l’introduction, dans l’intitulé d’une juridiction qui a statistiquement pour fonction d’entériner les détentions, de la locution « des libertés ». Il est dommage que le législateur se soit privé de la rime « chambre des investigations et détentions », qui en sus d’être un alexandrin, aurait fait écho à cet aphorisme de Camus dont les avocats eux-mêmes font parfois un usage ad nauseam : « Mal nommer les choses, c’est ajouter au malheur du monde » (à tout le moins au malheur de ceux qui croient encore en l’article 137 du code de procédure pénale).

On complètera cette réflexion par le mot fameux de Jean Jaurès dans son discours au Congrès Socialiste de 1900 : « Quand les hommes ne peuvent changer les choses, ils changent les mots. » Ce qui, pour les littéraires, anticipe de cinquante ans le 1984 d’Orwell, et, pour les juristes, de cent vingt-cinq ans le « 2024 » de Darmanin… La sémantique législative n’est en effet jamais anodine : ainsi a-t-on vu dans le débat national, depuis l’année dernière, s’effacer le terme de « trafic de drogue », et se multiplier les discussions relatives à l’adoption de la « loi du 13 juin 2025 visant à sortir la France du piège du « narcotrafic » ». Narcotrafic : depuis son adoption (et son martellement) par Bruno Retailleau, Gerald Darmanin et la quasi-totalité de la classe politique et médiatique, l’on voit désormais apparaitre ses dérivés : narcoracailles, narcomicides, jusqu’au narcoterrorisme cette semaine.

L’usage désormais presque exclusif des termes « narcotrafic » et « narcoterrorisme » dans le discours politique n’est évidemment pas neutre. Présentés comme des réalités menaçantes, le plus souvent amplifiées ou généralisées, ils permettent d’installer un climat d’urgence qui légitimerait l’adoption de mesures d’exception. Leur force réside moins dans la précision analytique qu’ils autorisent que dans l’imaginaire qu’ils mobilisent : en important en France un imaginaire latino-américain de cartels et de gangs, de violence diffuse, de réseaux invisibles et d’infiltration de l’État, ils accompagnent une politique du tout-répressif. Ainsi le terme « narcotrafic » s’est-il imposé dans les discussions législatives relatives à l’instauration du dossier coffre, mesure de recul sans précédent des droits de la défense dans notre procédure. Il revient aujourd’hui, augmenté d’un niveau en narcoterrorisme, au moment de la « révolution pénale » annoncée par notre Garde des Sceaux. 

La notion de narcoterrorisme pousse en effet cette logique encore plus loin. En fusionnant trafic de drogue et « intimidation ou terreur » (notre définition du terrorisme dans la loi du 9 septembre 1986), elle place la lutte antidrogue au même niveau que la lutte antiterroriste. Le basculement est lourd de conséquences : dès lors que l’adversaire est défini comme « terroriste », les garde-fous juridiques sont plus faciles à contourner, et les atteintes aux droits fondamentaux à justifier. L’effet recherché est limpide : obtenir un consensus anxiogène autour d’un durcissement sécuritaire.

L’assassinat de Mehdi Kessaci constitue évidemment le franchissement d’un palier, s’il devait avoir été commandité pour faire taire. Cela étant, son frère lui-même, avec un courage admirable, ne se tait pas. Exige-t-il un durcissement pénal ? L’armée dans les cités de Marseille ? Non, il appelle à une réaction citoyenne et au retour des services publics dans les quartiers, à lutter contre l’échec scolaire, à doter les enquêteurs et les forces de police des moyens dont ils ont besoin, enfin à soutenir concrètement les familles de victimes. Amine Kessaci a probablement peur pour lui-même, mais il ne fait pas de cette peur son moteur. Nos gouvernants feraient bien de s’en inspirer. Parce que tout État qui gouverne par la peur restreint la transparence, affaiblit les contre-pouvoirs et banalise les pratiques d’exception.
Le danger du trafic de drogue, c’est qu’il tue.
Le danger du narcoterrorisme, c’est sa sémantique et son inévitable traduction politique.

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