La justice administrative en droit des étrangers : du contrôle à la suppléance 

En droit des étrangers, l’année 2025 s’achève sur un sentiment de perte de sens, partagé par de nombreux avocats mais aussi par des magistrats, comme l’a exprimé le vice-président du Conseil d’État, Didier-Roland Tabuteau, lors de la rentrée : « Les chiffres [du contentieux administratif] imposent d’agir sur tous les leviers permettant de faire face à cette croissance rapide des contentieux. Premièrement, bien sûr, pour éviter les dysfonctionnements au sein des administrations, notamment des services qui traitent les demandes de de titres de séjour des étrangers, qui sont à l’origine de multiples contentieux, en particulier en référé ». Le constat n’a rien de nouveau : déjà, en 2021, le Sénat qualifiait les juridictions administratives de « pré-guichet des préfectures »[1]. Autrement dit, le juge est devenu la seconde porte du service public, celle où l’on frappe lorsque le guichet principal (la préfecture) a cessé de répondre. Et elle répond de moins en moins, ou alors pour claquer la porte au nez des usagers.

Les chiffres, eux, ne laissent place à aucune ambiguïté : selon la Cour des comptes, 41 % des affaires enregistrées par les tribunaux administratifs en 2021 relevaient du droit des étrangers, contre 30 % en 2016. Devant les cours administratives d’appel, cette proportion grimpe à 61 %. Et la tendance se poursuit : les recours contre les OQTF ont quadruplé en dix ans. Rien d’étonnant, dès lors, à ce que le rapport du Syndicat de la Juridiction administrative (SJA)dresse la liste de ces « contentieux évitables » : référés pour obtenir un simple rendez-vous, décisions implicites jamais motivées, naturalisations classées sans suite, jugements non exécutés. Évitables mais voulus par l’administration, qui préfère le contentieux à l’application des règles. Évitables mais subis pour l’usager, qui perd du temps et ses droits. Évitables et subis également pour la justice qui s’y noie et s’y perd. Le juge n’est plus arbitre, il est agent de permanence. Guichet bis, et souvent guichet de secours.

+ 45 % de requêtes en dix ans, + 8,5 % entre 2023 et 2024, et + 19,5 % pour le premier semestre 2025 : autant dire que la justice administrative croule sous un flot de dossiers qu’elle n’a ni les moyens ni le temps de traiter avec la même rigueur qu’autrefois. Selon le SJA, au tribunal administratif de Cergy, le droit des étrangers représente plus de huit référés quotidiens. Des audiences à la chaîne, des juges au bord de la saturation, des greffes épuisés. Et des dossiers aussi ineptes juridiquement que cruciaux pour les requérants qui, devant le tribunal, ne jouent pas moins que leur accès aux droits.

Face à cette situation, l’Assemblée nationale a adopté en première lecture, jeudi 11 décembre, une proposition de loi « visant à garantir un renouvellement automatique des titres de séjour de longue durée », portée par le groupe socialiste dans le cadre de sa niche parlementaire. Le texte prévoit de simplifier la procédure de renouvellement en instaurant une « présomption de faveur » au bénéfice des étrangers concernés. Mais le chemin reste long avant une éventuelle adoption définitive : la navette parlementaire s’annonce semée d’embûches avant que la mesure ne permette, peut‑être, de désengorger les tribunaux. Pourtant, ce contentieux de masse a un prix pour la collectivité – chaque recours mobilise juge, rapporteur, greffier, salle, matériel.

Reste la question du sens de ce contentieux de masse : à quoi sert encore le juge administratif, sinon à pallier le silence préfectoral  ? Derrière la froideur des chiffres demeure une évidence : à force de traiter les symptômes sans corriger la cause, la justice administrative s’éloigne de sa mission première. Elle ne régule plus l’administration, elle en sanctionne parfois les scories les plus visibles mais, noyée et asphyxiée, elle en valide le mouvement général.

[1] Rapport d’information rédigé au nom de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du Règlement et d’administration générale sur la question migratoire, Par M. François-Noël BUFFET, n°626.

Abonnement à la newsletter

En cliquant ci-dessous sur "Je m'abonne", j'accepte que Avocats Anonymes collecte et traite mes données personnelles (notamment mon adresse email) dans le but de m'envoyer des communications et des actualités. Je comprends que je peux retirer mon consentement à tout moment en utilisant le lien de désabonnement présent dans chaque email. Pour plus d'informations, consulter notre politique de confidentialité.

Retour en haut