L’hypervigilance des journalistes

Lors d’un colloque organisé par Reporters Sans Frontières, Fabrice Arfi (Mediapart) a tenu les propos suivants : « C’est hyper violent, le métier qu’on fait. Pour les gens sur lesquels on écrit. Même si c’est des gens puissants, même si c’est des gens qu’on aime ne pas aimer. Avec notre plume, on ravage des réputations, on leur fait un mal fou, on est un métier de vampires. » D’où, selon lui, la nécessité du « code de la route déontologique et légal » extrêmement contraignant imposé aux journalistes : « On peut être trainé au tribunal correctionnel pour nos écrits. Et c’est normal. On a plein de critères légaux à respecter. On est dans un état d’hyper vigilance. »

Vraiment ? Les journalistes, en France, seraient vraiment plongés dans cet « état de vigilance anormalement exacerbé par l’anticipation d’un danger imminent » (en l’espèce la loi de 1881 sur la liberté de la presse), tant les « critères légaux à respecter » en la matière les exposeraient à être trainés manu militari devant les tribunaux correctionnels ? « Sur quelque deux cents procès, nous n’en avons perdu que cinq ! » s’enorgueillissait Edwy Plenel en 2019. Qui voulait voir là la preuve ultime de l’état d’hypervigilance auquel s’astreignent les journalistes de Mediapart.

La réalité est tout autre. En premier lieu, les actions en diffamation sont soumises à des règles procédurales extrêmement strictes qui conduisent très souvent les juridictions à ne pas statuer au fond. Ensuite, il faut savoir que les chambres de la presse relaxent à tout-va les rédacteurs en chef et les journalistes poursuivis en diffamation. Loin de nous l’idée de critiquer l’hypervigilance des magistrats et leur souci de préserver la liberté d’expression, droit fondamental consacré dans l’article 10 de la Convention européenne des Droits de l’Homme et l’article 11 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen. Les journalistes, comme y insiste la jurisprudence de la Cour européenne des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales, sont – et doivent rester – les « chiens de garde de la démocratie ».

L’article 29 de la loi du 29 juillet 1881 définit la diffamation comme toute allégation ou imputation d’un fait précis portant atteinte à l’honneur ou à la considération d’une personne. L’auteur de la diffamation peut échapper à l’engagement de sa responsabilité en apportant la preuve des imputations alléguées (c’est l’exception de vérité prévue par l’article 35 de la loi précitée), ou en démontrant sa bonne foi par tous moyens, même déloyaux.

Quatre éléments doivent être réunis cumulativement pour caractériser la bonne foi des journalistes :
– la légitimité du but poursuivi,
– l’absence d’animosité personnelle,
– la prudence et la mesure dans l’expression,
– le sérieux de l’enquête.

Mais gare : la bonne foi ne peut se déduire de faits postérieurs à la publication de l’imputation. Sous l’influence de la jurisprudence européenne rendue sur le fondement de l’article 10 de la Convention européenne des Droits de l’Homme, les juges du fond, pour apprécier la bonne foi, doivent d’abord rechercher si les propos s’inscrivent dans un débat d’intérêt général et reposent sur une base factuelle suffisante, pour ensuite seulement vérifier subsidiairement les critères de prudence dans l’expression et d’absence d’animosité (Cour de cassation, chambre criminelle, 05/09/2023 n°22-84.763). Cette approche européenne, qui étend le champ de la liberté d’expression, permet plus aisément aux rédacteurs en chef (poursuivis comme auteurs) et aux journalistes (poursuivis comme complices) de bénéficier de la bonne foi et d’être relaxés. Même si les juges n’ont évidemment pas la même exigence pour un journaliste d’investigation que pour un particulier, ils retiennent très largement la bonne foi au bénéfice des prévenus. C’est ainsi que la divulgation de comportements d’une personnalité publique jugés inappropriés, en dehors de toute qualification pénale et dans sa vie privée, est considérée comme une information « d’intérêt public », autrement dit légitime. Ou qu’un journaliste peut se contenter de divulguer le contenu d’une plainte pénale qui n’a pas encore donné lieu à l’ouverture d’une enquête préliminaire, sans risquer de voir sa bonne foi écartée. Et qu’il lui suffit d’avoir tenté de contacter le mis en cause ou son avocat pour que le principe du contradictoire soit respecté.

Il est faux d’affirmer que les journalistes sont condamnés à une hypervigilance de tous les instants du fait de la loi et de la jurisprudence. Ils sont libres, « avec (leur) plume », de « ravager des réputations » et de « faire un mal fou » sans que la loi n’y trouve nécessairement à redire. Pour cette simple raison que ravager des réputations et faire un mal fou n’est pas, en soi, diffamatoire, loin de là. Et lorsque, parfois, en de très rares occasions, les juridictions écartent la bonne foi des journalistes et les condamnent pour diffamation, il est trop tard : des années se sont écoulées. En juillet 2025, Mediapart a ainsi été condamné en diffamation pour un article datant de novembre 2020. Un laps de temps suffisamment long pour « ravager des réputations » et « faire un mal fou ».

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