
La Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme vient de fêter ses 75 ans : occasion tout indiquée pour rappeler son arrêt du 26 avril 1991, premier arrêt concernant un avocat français et qui condamne… la France.
À l’origine de cette décision, se trouve Roland Ezelin, avocat et par ailleurs vice-président du Syndicat des avocats de la Guadeloupe, qui, le 12 février 1983, avait participé à une manifestation indépendantiste (non interdite). Celle-ci visait à protester contre deux décisions judiciaires condamnant des militants ayant commis des dégradations contre des biens publics. La foule s’était déplacée devant un commissariat, puis vers le tribunal, où certains manifestants tinrent des propos injurieux et/ou menaçants ; des tags hostiles furent par ailleurs découverts sur les bâtiments publics.
Une information judiciaire fut conséquemment ouverte, à la suite de quoi le procureur général adressa une missive au bâtonnier, indiquant que « Me Ezelin, avocat au barreau départemental de la Guadeloupe, aurait participé, dans des conditions de nature à mettre en jeu sa responsabilité au regard de l’article 226 du code pénal » [ndlr, relatif au discrédit porté sur une décision de justice] « à une manifestation publique dirigée contre l’institution judiciaire. » Le bâtonnier répondit que notre confrère avait porté seul « une pancarte avec l’intitulé suivant : « Syndicat des avocats de la Guadeloupe contre la loi sécurité et liberté » », et surtout qu’aucun propos ou geste outrageant à l’encontre des magistrats ne pouvait lui être imputé. Entendu comme témoin, l’avocat refusa de répondre aux questions du juge d’instruction, qui finit par rendre un non-lieu.
L’affaire aurait dû en rester là, n’était l’obstination du parquet général, qui saisit le bâtonnier d’une plainte disciplinaire reprochant à Me Ezelin tant sa participation à la manifestation que son refus de répondre aux questions du juge d’instruction. Nouvel échec : aucune sanction ne fut prononcée. Pour autant, l’affaire n’en resta toujours pas là. Sur appel du procureur général, la cour d’appel de Basse-Terre infirma la décision du bâtonnier et sanctionna d’un blâme l’avocat, lequel ne pouvait pas ne pas avoir vu les inscriptions hostiles ni entendu les slogans injurieux. Pire : « À aucun moment il ne s’[était] désolidarisé des actes injurieux et outrageants commis par les manifestants, ni n’a[vait] abandonné le cortège ». Autant d’« errements » injustifiables qui constituaient un manquement au devoir de délicatesse. La Cour de cassation rejeta le pourvoi de l’intéressé, qui saisit donc la CEDH en alléguant notamment une violation de l’article 11 relatif à la liberté de réunion. Le gouvernement soutint à cette occasion n’avoir violé « en aucune manière sa liberté de réunion pacifique dès lors que la manifestation avait dégénéré. »
La Cour constata de son côté une ingérence dans la liberté de réunion du requérant, et s’intéressa en conséquence à la question de savoir si celle-ci était ou pas justifiée, au regard des trois critères suivants : 1) l’ingérence était-elle prévue par la loi ? 2) poursuit-elle un but légitime ? 3) est-elle nécessaire dans une société démocratique ? C’est sur ce dernier point que le bât blessait : si la sanction infligée à l’avocat présentait surtout un caractère moral, « la Cour estim[ait] cependant que la liberté de participer à une réunion pacifique – en l’occurrence une manifestation non prohibée – revêt[ait] une telle importance qu’elle ne [pouvait] subir une quelconque limitation, même pour un avocat, dans la mesure où l’intéressé ne commet[tait] par lui-même, à cette occasion, aucun acte répréhensible. »
Et la France fut donc condamnée.
