Un ministre de la Justice à géométrie variable

Le 14 octobre 2025, Gérald Darmanin, Garde des Sceaux, annonçait vouloir « changer le paradigme du ministère de la Justice. […] Au lieu de mettre l’accusé au centre, nous allons mettre la victime au centre », déclarait-il. M. Darmanin assurait avoir pris une instruction ministérielle exigeant que toute victime puisse être « reçue à [sa] demande » par les instances judiciaires, ou encore qu’une notification lui soit adressée pour la prévenir « quand [son] agresseur sort de prison ». Et il ajoutait : « Il est normal, si vous êtes victime de viol […] que vous puissiez savoir quand la personne va sortir de prison. » Cette déclaration, largement médiatisée, s’entend comme la volonté du Garde des Sceaux de privilégier les droits des victimes par rapport à ceux de l’accusé. Or, l’article préliminaire du Code de procédure pénale pose le principe que « La procédure pénale doit être équitable et contradictoire et préserver l’équilibre des droits des parties ». Selon l’article 6 de la Déclaration de 1789, la loi « doit être la même pour tous, soit qu’elle protège, soit qu’elle punisse »

Le Conseil constitutionnel a précisé que « si le législateur peut prévoir des règles de procédure différentes selon les faits, les situations et les personnes auxquelles elles s’appliquent, c’est à la condition que ces différences ne procèdent pas de distinctions injustifiées et que soient assurées aux justiciables des garanties égales, notamment quant au respect du principe des droits de la défense, qui implique en particulier l’existence d’une procédure juste et équitable garantissant l’équilibre des droits des parties ». Le législateur et le pouvoir réglementaire doivent veiller à ce que toute réforme respecte ces principes. Dès lors, vouloir « mettre la victime au centre », au détriment de l’accusé ne peut, dans un État de droit, être un objectif de politique pénale.

La prétendue révolution copernicienne annoncée par le garde des Sceaux interroge aussi car les victimes ne sont pas « les grandes oubliées » de la procédure pénale. Si, historiquement, l’essentiel du débat procédural était concentré sur l’accusé et l’action publique, depuis les années 2000, sous l’effet notamment du droit européen, le législateur français a progressivement étendu les droits des victimes. L’article préliminaire du Code de procédure pénale prévoit que « l’autorité judiciaire veille à l’information et à la garantie des droits des victimes au cours de toute procédure pénale. » Le sous-titre III du Titre préliminaire intitulé « Des droits des victimes » (articles 10‑2 à 10‑6) en dresse l’inventaire. Ainsi, selon l’article 10‑2 du CPP, les officiers et agents de police judiciaire doivent informer les victimes de leur droit à obtenir réparation de leur préjudice, à se constituer partie civile, à être assistées (avocat, associations, traduction) et informées des peines encourues, des conditions d’exécution de la peine, des mesures de protection, etc. L’article 80-3 oblige le juge d’instruction à « avertir la victime d’une infraction de l’ouverture d’une procédure ». Les victimes sont aussi en droit d’être informées de la fin de l’exécution d’une peine privative de liberté dans les conditions définies aux articles 712-16-1 et 712-16-2 et majoritairement pour des faits de nature sexuelle ou commis sur mineur.

En feignant d’ignorer l’existence de ces nombreuses dispositions (que seul le législateur est susceptible de modifier, et non pas un ministre sur simple instruction), Gérald Darmanin a donné à son annonce des allures de rodomontade. D’autant que rien n’était dit sur un quelconque renforcement des moyens, sans lequel toute réforme demeure incantatoire. Car la réalité est qu’il faut des années pour qu’une plainte soit instruite, qu’un jugement soit rendu, qu’une victime soit reconnue comme telle, qu’une indemnisation soit décidée puis effectivement versée par un fonds de garantie – après de nouvelles expertises souvent interminables. « Les magistrats, les greffiers, l’équipe autour du magistrat sont souvent à 130, 120, 140 %. Soit vous embauchez plus de personnel, vous financez plus d’associations pour avoir plus de personnes à disposition. Soit on reste à moyens constants et on se demande à quoi on renonce à côté pour favoriser ce qui est une priorité », indiquait Ludovic Friat, président de l’Union Syndicale des Magistrats.

Ce sentiment d’insincérité laissé par cette déclaration n’a fait que s’amplifier depuis que Gérald Darmanin a, à titre personnel et amical, rendu visite à Nicolas Sarkozy, détenu à la maison d’arrêt de la Santé. Le ministre de la Justice n’est pas un responsable politique comme les autres. Chef hiérarchique de l’administration pénitentiaire, il incarne la neutralité et l’impartialité de l’État de droit. En se rendant auprès d’un détenu, ancien président de la République dont le cas reste politiquement sensible, il brouille la frontière entre compassion personnelle et devoir de réserve institutionnelle. Le geste, même présenté comme privé, compromet l’apparence d’impartialité que sa charge exige. Le procureur général près la Cour de cassation, Rémy Heitz, a d’ailleurs déclaré sur France Info que ce type de visite constitue un risque pour l’indépendance et la sérénité de la justice, les magistrats devant être protégés de toute influence, implicite ou explicite. Le 30 octobre, on apprenait aussi qu’un collectif de vingt-neuf avocats avait déposé plainte contre Gérald Darmanin pour prise illégale d’intérêt devant la Cour de Justice de la République.

Le contraste entre la rhétorique « victimes au centre » et la visite à un détenu célèbre est saisissant, et illustre la tension entre parole politique et crédibilité institutionnelle. La justice repose sur la confiance : si ceux qui incarnent l’État donnent le sentiment d’accorder une attention particulière aux puissants et de désavouer les magistrats dont les puissants seraient victimes, la crédibilité de l’ensemble du système s’en trouve ébranlée. Le discours sur la centralité des victimes s’efface alors derrière une image plus forte – celle d’un ministre rendant visite à un justiciable célèbre et oubliant les familles de l’attentat du DC-10 d’UTA. Dans cette juxtaposition, le symbole l’emporte sur le droit : la promesse d’une justice impartiale se heurte à la perception d’un privilège, et la République y perd une part de sa cohérence morale.

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