OQTF : la politique du chiffre

Alors qu’il quitte le ministère de l’Intérieur, c’est l’occasion de nous pencher sur le bilan de Bruno Retailleau à l’issue de son année à Beauvau. Un bilan qu’une certaine presse présente comme positif, en ce qu’il révèle une baisse du nombre de délivrances des visas, une baisse des naturalisations et une hausse des expulsions. Singulière conception du rôle d’un ministre de l’Intérieur, dont la sévérité à l’égard des étrangers constituerait le seul critère de réussite.

Reste le fameux taux d’effectivité des obligations de quitter le territoire français (OQTF), brandi comme preuve d’un laxisme administratif et judiciaire par nombre de politiques et d’éditorialistes émus de ce que l’application du droit se mette en travers de leur fantasme d’expulsions massives, lesquelles résoudraient d’un coup, selon eux, les questions de sécurité, d’emploi et de laïcité de notre pays. Ainsi de Bruno Retailleau, qui déclare le 11 juin dernier à l’Assemblée Nationale : « Derrière les statistiques, il y a des crimes commis par des étrangers qui n’avaient absolument rien à faire sur le sol français. S’il convient de ne pas les instrumentaliser, il est clair que notre capacité à éloigner les plus dangereux des étrangers en situation irrégulière est pour nous un enjeu fondamental. C’est ce dont témoigne notre politique relative aux CRA. » Alors que son successeur, ancien préfet de police, prend ses fonctions, un vœu à lui adresser : et si vos services prononçaient des OQTF fondées en droit comme en fait ? Pour le dire plus prosaïquement : et si vos services arrêtaient de prononcer des OQTF absurdes ?

Puisse le cas de M.S. contribuer à une démystification de l’étranger dangereux maintenu envers et contre tous sur le territoire.
M.S. est de nationalité portugaise. Il a trente-cinq ans et réside en France depuis l’âge de neuf mois. Diplômé, il travaille régulièrement depuis quinze ans et est propriétaire de son logement. Sur son casier figure une condamnation vieille de dix ans à 500 € d’amende pour un délit routier. M.S. est placé en garde à vue pour des faits de nature criminelle. Au cours de cette garde à vue, les charges s’effondrent, et il est finalement condamné quarante-huit heures plus tard à une peine de six mois d’emprisonnement avec sursis. Il a donc commis un délit et en est déclaré coupable, mais le tribunal considère que cela ne saurait donner lieu à une sanction de privation de liberté. Ni à une interdiction du territoire d’ailleurs. Mais il ne va pas pour autant recouvrer la liberté puisque, pendant sa garde à vue, avant même qu’un magistrat se penche sur son cas, le préfet de l’Essonne prend une OQTF au nom de « la menace réelle, actuelle et suffisamment grave à l’encontre d’un intérêt fondamental de la société. » Sur sa situation, il est précisé « qu’il ne peut produire d’éléments prouvant ses dires » (nota bene : on rappellera aux préfectures qu’un gardé à vue ne peut produire quoi que ce soit au cours de la mesure, puisqu’il est privé de sa liberté et de l’accès à ses matériels informatiques et téléphoniques). Il est immédiatement placé en centre de rétention.

L’administration, sans accès au dossier et sur le seul fondement d’une garde à vue dont elle ne se préoccupe ni des investigations, ni des résultats, désigne donc M.S. comme un étranger dangereux. C’est ridicule et très éloigné des précautions oratoires ministérielles invitant à « ne pas instrumentaliser ». Où l’on voit ici les conséquences de cette politique du chiffre et de cette pression que fait peser le ministère sur les services préfectoraux.
Il me faudra trois jours pour sortir M.S. du centre de rétention.
Il me faudra cinq mois pour faire prononcer par le Tribunal administratif l’annulation de l’OQTF.
Il ne s’agit en aucun cas d’une victoire remarquable de sa défense. Il ne s’agit pas plus de décisions de juges pusillanimes, favorables à une submersion migratoire. Ni de décisions dictées par une jurisprudence européenne noyautée par des idéologues : il ne s’agit que de décisions logiques et inéluctables, compte tenu de la situation de M. S. et de l’aberration des arguments soutenus par la préfecture.

Peut-être le taux d’ineffectivité des OQTF s’explique-t-il en partie par la nullité flagrante (au sens propre comme au sens figuré) des arrêtés ? Quelques minutes de réflexion auraient permis de faire l’économie d’un séjour en centre de rétention administrative (CRA), d’une réunion entre un juge des libertés et de la détention et un tribunal administratif, de deux requêtes de M.S. et de la déstabilisation de sa situation personnelle et professionnelle, enfin de la mobilisation de deux conseils différents au service de la préfecture.

En définitive, monsieur le ministre de l’Intérieur, ne doutez pas qu’un peu de discernement dans le prononcé des OQTF améliorera vos statistiques et contribuera à une meilleure maîtrise du budget. Subsidiairement, cela donnera aussi un peu moins de travail aux avocats de la défense envers lesquels vous n’éprouvez qu’une sympathie, disons, assez tempérée.

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