« Je ne vous aurais pas dit ça il y a trente ans ou, il y a vingt, et peut-être même pas il y a dix, mais pour moi, aujourd’hui, le sujet essentiel de la sécurité, c’est la justice. C’est-à-dire que la police peut sans doute mieux faire, la gendarmerie peut sans doute mieux faire, on peut sans doute mieux prévenir, mieux protéger, mais le point essentiel que nos compatriotes ne comprennent plus et ne supportent plus, c’est le sentiment que la justice est lente, faible et est incapable de répondre à des comportements illicites et délictuels ou criminels. Je pense que le maillon faible de la chaîne sécuritaire, c’est la justice. C’est là qu’il faut porter l’effort, et je proposerai de porter l’effort là-dessus. » Dans cette déclaration sans le moindre chiffre ni aucun début d’argumentation, Édouard Philippe, futur candidat à l’élection présidentielle, rejoint donc le troupeau de ceux qui pointent du doigt le laxisme de la Justice. Sa boussole ? Le « sentiment » des Français, leur ressenti, lui-même façonné par l’approche fait-diversière et sensationnaliste dont se régalent les chaînes d’information en continue.
Les faits, pourtant, disent le contraire.
Nous n’en finissons pas de battre le record du nombre de détenus (90 000 pour 62 000 places de prison), et la justice prononce des peines de prison toujours plus sévères et toujours plus longues (leur quantum est en hausse de 30 % depuis 2014). Comme l’a récemment rappelé Magalie Lafourcade, magistrate et secrétaire générale de la Commission nationale consultative des droits de l’Homme (CNCDH), la France est un des pays d’Europe dont le taux d’incarcération est le plus élevé (112 détenus pour 100 000 habitants, soit le double de la Hollande ou de la Norvège, et très au-dessus de l’Allemagne, dont le taux d’incarcération est de 71 pour 100 000 habitants). Rappelons qu’en 1982, le taux d’incarcération en France était de 57 personnes pour 100 000 habitants. On incarcère donc désormais deux fois plus. C’est peu dire, donc, que les assertions d’Édouard Philippe sont en totale contradiction avec la réalité. Reste la lenteur de la justice, dont la cause tient évidemment à un manque de moyens depuis longtemps dénoncé.
En 2020, la crise sanitaire et la grève des avocats liée à la réforme des retraites ont aggravé une situation déjà critique. Le nombre de saisines reste stable, mais le délai de traitement des dossiers en première instance a doublé en matière civile et augmenté de 3, 6 mois à 4, 3 mois en matière pénale entre 2013 et 2021. Au 31 décembre 2023, plus de 3 300 affaires étaient en cours devant les juridictions criminelles de première instance, et le nombre de crimes en attente de jugement a doublé en cinq ans. La Cour européenne condamne régulièrement la France pour violation de l’article 6.1 de la Convention (« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable, par un tribunal indépendant et impartial »), et tout récemment encore dans un arrêt du 6 février 2025 : la procédure civile avait duré, en première instance, pas moins de huit ans et cinq jours. Manque de moyens, complexification des procédures, comportements dilatoires des parties : la justice n’en finit plus de ralentir et de s’enliser.
Mais quel est, en matière de justice, le bilan de celui qui fut Premier ministre de mai 2017 à juillet 2020 ? L’augmentation de son budget a été très faible sous son mandat (de 3,9 à 4,5 % d’augmentation annuelle), et naturellement dérisoire au regard des besoins. Rappelons qu’aujourd’hui encore, pour 1 000 € de dépenses publiques, 5 € seulement vont à la Justice.
La comparaison avec les autres pays européens est plus piteuse encore.
En se basant sur les chiffres de 2020, lorsqu’Édouard Philippe était en fonction, la Commission européenne pour l’efficacité de la justice (CEPEJ) a établi que la France était parmi les pays qui, à PIB comparable, investissait le moins dans ce domaine. Nos voisins dont le PIB/habitant était compris entre 20 000 et 40 000 euros consacraient en moyenne 85,80 euros à la Justice, quand la France en dépensait 72, 53 €, le Royaume-Uni 111,86 € et l’Allemagne 140, 73 €). Toujours à cette même période, la médiane du nombre de juges pour 100 000 habitants au sein du Conseil de l’Europe était de 17,6. Elle n’était pour la France que de 11,2. Enfin, s’agissant du nombre de procureurs, notre pays était le pays du conseil de l’Europe le plus faiblement doté, avec 3 parquetiers seulement pour 100 000 habitants, quand les autres pays en affichaient 11,8. On comprend mieux pourquoi l’ancien Premier ministre préfère la vacuité des slogans à la cruelle vérité des chiffres, et n’envisage plus la Chancellerie que comme un sous-secrétariat du ministère de l’Intérieur.