Il aurait été dommage que le ministre de la Justice quitte la chancellerie (ou pas) sans avoir eu droit à sa petite polémique sur le voile islamique. C’est chose faite, et rondement menée.
Le 5 septembre dernier, Gérald Darmanin annonce sur X une modification du règlement intérieur de l’École Nationale de la Magistrature (ENM) « afin qu’aucune tenue à connotation religieuse ne soit acceptée », et un arrêté est publié en ce sens dans la matinée. Voici que l’on peut désormais lire à l’article préliminaire dudit règlement : « Au sein des locaux de l’école, une tenue conforme aux devoirs de dignité et de neutralité est exigée des personnes soumises au présent règlement.
Quelle est la raison de ce soudain changement ? C’est à la chaîne CNews, toujours très bien informée, qu’il reviendra de nous apporter la réponse – en exclusivité, s’il vous plait : « Dans un document du ministère de la Justice que CNEWS a pu consulter, ce changement de règlement fait suite à la présence depuis deux ans de la présence d’élèves portant des tenues à caractère religieux, notamment le voile islamique. » Voilà un « document » qui a tout pour faire le bonheur de cette chaîne dont tout un chacun connait le goût pour les polémiques incendiaires et les obsessions identitaires. Le hasard, probablement. La suite ne s’est pas fait attendre : reprises médiatiques en continu, surexcitation sur les réseaux sociaux, retour en fanfare du « grand remplacement » et présentation de la magistrature comme repaire « d’islamo-gauchistes » : rien que de très (tristement) banal.
Mais, au fait… Cette interdiction vestimentaire pudiquement dissimulée derrière le paravent de la neutralité est-elle bien légale ? Ici, un rappel s’impose : l’obligation de neutralité des fonctionnaires a vocation à garantir un traitement égal des usagers du service public, dont les agents ne doivent pas manifester leur opinions ou convictions lorsqu’ils sont en fonction, c’est-à-dire au contact du public. Cette obligation est consacrée à l’article L121-2 du code général de la fonction publique, aux termes duquel « dans l’exercice de ses fonctions, l’agent public est tenu à l’obligation de neutralité. »
Que le magistrat soit neutre dans l’exercice de ses fonctions, voilà bien qui la moindre des choses –aucun cas de juge portant le voile n’a d’ailleurs été observé, on en aurait entendu parler… En revanche, qu’un élève à l’ENM, auditeur de justice, se voie astreint à cette obligation dans l’enceinte de l’école est pour le moins discutable. Peut-on en effet considérer qu’il est « en fonction » quand il ne fait que suivre des cours en amphithéâtre ? Et auprès de quel public ce devoir de neutralité pourrait-il trouver à s’appliquer, étant entendu que, aux dernières nouvelles, les justiciables n’assignent pas leurs adversaires ni ne déposent plainte devant l’ENM (manque de moyens oblige, cela viendra peut-être…) ? Ce n’est qu’à condition de soutenir ce raisonnement absurde que l’on peut justifier l’arrêté de Gérald Darmanin. Arrêté qui s’avère donc parfaitement insignifiant et vain puisqu’il ne fait que redoubler l’article L121-2 précité.
Si, à l’inverse, on considère que l’auditeur de justice n’est pas « en fonction » lorsqu’il assiste aux cours de l’ENM, alors cet arrêté contrevient manifestement à la loi en posant une exigence de neutralité qui n’a pas lieu d’être pour des élèves-magistrats : ceux-là n’assurent en effet aucune espèce de mission de service public en se formant à leur futur métier. La justice administrative invalidera peut-être cette modification du règlement intérieur qui tient surtout du coup de comm’. Ce qui, n’en doutons pas, offrirait une nouvelle occasion à certains de hurler contre le gouvernement des juges (rouges).