À la table du garde des Sceaux

La maison d’arrêt de Nîmes, ses deux cents places pour près de cinq cents détenus, ses dizaines de matelas au sol, sa vétusté et… sa table de massage. La seule dans cette prison surpeuplée, la seule pourtant à être jugée de trop.

« Les prisons sont des lieux où l’on doit aussi respecter les victimes. Le sens de la peine, dans la dignité des personnes, c’est donner une chance à la réinsertion bien sûr, mais en rappelant que la privation de liberté décidée par un juge indépendant doit être effectuée sans provocation vis-à-vis de la société, vis-à-vis des victimes. Je vais faire appliquer ce bon sens partout. » Ainsi le garde des Sceaux justifiait-il l’annulation de sa visite à la maison d’arrêt de Nîmes après la découverte, par ses services chargés de préparer sa venue, de la table du scandale. Comme de bien entendu, cette déclaration tonitruante, abondamment reprise par la presse, a suscité son lot de réactions sur le thème rebattu des « prisons Club-Med » à la française. En février dernier, déjà, le ministre de la Justice s’était emparé, non sans délectation, du scandale des soins du visage en détention, fondé en grande partie sur de fausses informations, et avait dénoncé la possibilité, pour certains « détenus radicalisés » notamment, de bénéficier de tels soins dont ils raffolent, c’est bien connu. Et, dans la foulée, de donner pour instruction au directeur de l’administration pénitentiaire de supprimer les « activités ludiques » et de manière générale toutes celles susceptibles de revêtir un « caractère provocant ».

Petite nouveauté : à l’instar de la polémique des « soins du visage », celle de « la table de massage » a été provoquée par le ministre de la Justice en personne. Preuve, s’il en fallait encore, que, comme tous professionnels de la surenchère communicationnelle, le ministre de la Justice a parfaitement conscience de la rentabilité d’une croisade contre les « activités ludiques » en détention. Problème : une fois encore, Gérald Darmanin semble avoir oublié le droit. Par un arrêt en date du 19 mai dernier, le Conseil d’État a notamment annulé le mot « ludique » figurant dans l’instruction « soins du visage » du Garde des Sceaux. En revanche, la Haute juridiction administrative n’a pas annulé le terme « provocant », dont elle précise toutefois la définition : « doit être regardé comme ayant entendu rappeler que ne peuvent être proposées aux personnes détenues des activités qui sont, en raison de leur objet, du choix des participants ou de leurs modalités pratiques, de nature à porter atteinte au respect dû aux victimes. »

Dans sa déclaration « table de massage », Gérald Darmanin fait donc mine de reprendre l’analyse du Conseil d’État sur le respect dû aux victimes, avant de s’en émanciper en évoquant les attentes de la « société » (comprendre l’opinion publique), qu’il ne faudrait pas provoquer. Des détenus bichonnés bénéficiant de massages, voilà de quoi heurter le « bon sens » dont Gérald Darmanin se fait ici le dépositaire. Mais qu’en est-il exactement ? Peu de journalistes ont pris la peine de vérifier les assertions du garde des Sceaux, se contentant de relayer et nourrir la polémique carcérale. France 3 Occitanie est à peu près la seule à s’être renseignée auprès de syndicats pénitentiaires et de Dominique Simonnot, Contrôleuse générale des lieux de privation de liberté, qui déclare : « Il est faux de dire qu’il s’agit d’une « table de massage ». Il s’agit d’une table socio-esthétique, qui permet aux femmes détenues d’obtenir différents soins dermatologiques, de faire des exercices de kiné, et parfois de bénéficier de massages faciaux. » De notre côté, nous avons contacté la maison d’arrêt, qui nous confirme que cette table se situe dans le quartier des femmes de l’établissement, et que les soins prodigués le sont aux frais des détenues. Des soins, pas des activités. Celles-ci visent en effet à favoriser la réinsertion des détenus et s’inscrivent dans le sens de la peine, tandis que les premiers ont seulement pour objet le respect de leur dignité. Une différence de taille, donc un régime applicable différent, que semble ou préfère ignorer le ministre. S’agissant des soins, le code pénitentiaire prévoit ainsi qu’ « une prise en charge sanitaire adaptée à leurs besoins est assurée aux femmes détenues, qu’elles soient accueillies dans un quartier pour femmes détenues ou dans un établissement pénitentiaire dédié. » Ces soins, qui relèvent parfois de l’intimité (l’examen gynécologique, par exemple) doivent être reçus dans un cadre adapté, ainsi que l’impose la loi. Or, faute de mieux, c’est sur une table de massage que les femmes détenues de la maison d’arrêt de Nîmes sont prises en charge.

Une réalité toute autre que ce qui est avancé par le ministre, qui entretient ici sciemment la confusion entre activités supposées ludiques et soins spécifiques dont peuvent – et doivent – bénéficier les femmes détenues. Tout cela, évidemment, au nom du « respect dû aux victimes ». Lesquelles mériteraient surtout que le garde des Sceaux cesse de mentir en leur nom et d’instrumentaliser leur souffrance.

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